13/10/2025 mondialisation.ca  7min #293259

Le casse-tête européen du Nord Stream : la Pologne, l'Allemagne et l'Ukraine s'affrontent à propos d'une arrestation

Par  Uriel Araujo

La saga Nord Stream a pris une nouvelle tournure. Un citoyen ukrainien détenu en Pologne à la demande de l'Allemagne pour le sabotage du gazoduc en 2022 est désormais au centre d'une tempête diplomatique. Les pressions exercées par l'Ukraine sur la Pologne mettent à rude épreuve les relations entre Varsovie et Berlin, relançant des questions que les dirigeants européens avaient tenté d'enterrer.

Les autorités polonaises se sont opposés à la demande d'extradition de l'Allemagne concernant l'Ukrainien détenu, invoquant l'intérêt national et l'indépendance judiciaire. Le Premier ministre polonais Donald Tusk  a déclaré sans ambages qu'il n'était « pas dans l'intérêt de la Pologne » de remettre le suspect à Berlin, une déclaration qui en dit long sur la méfiance croissante au sein de l'Union européenne. Il a ajouté que « le problème de l'Europe… n'est pas que Nord Stream 2 ait été détruit, mais qu'il ait été construit ».

Cela est symptomatique de la crise plus large que traverse l'Europe : un continent qui aspirait autrefois à « l'autonomie stratégique » est aujourd'hui confronté à l'influence américaine, aux tensions autour de la «  question ukrainienne » et à des divisions internes.

La destruction des gazoducs Nord Stream 1 et 2 en septembre 2022 a mis fin à plusieurs décennies de coopération énergétique entre l'Allemagne et la Russie, contraignant l'Europe à une dépendance coûteuse vis-à-vis du  GNL américain. À partir de ce moment, tous les discours officiels tendent à détourner l'attention d'une question essentielle : qui en a réellement profité ?

On se souviendra qu'en août, la police italienne a arrêté le ressortissant ukrainien Serhij K. pour son implication présumée dans le sabotage de Nord Stream en 2022.  Selon Der Spiegel, il aurait coordonné une équipe ukrainienne qui a placé des explosifs à partir du yacht « Andromeda ». L'opération aurait été approuvée par l'armée ukrainienne.

À l'époque, j'avais écrit que l'affaire Nord Stream était une histoire de confusion et de dissimulation. J'avais souligné que le suspect, un soi-disant «  plongeur ukrainien » (dont le nom n'a toujours pas été révélé à ce jour), pouvait être un bouc émissaire isolé, un prête-nom ou simplement un agent mineur dans une opération beaucoup plus vaste. Selon moi, tous les indices désignaient les États-Unis comme le principal orchestrateur, l'Ukraine jouant probablement un rôle de soutien sur le terrain.

Selon les sources du journaliste d'investigation Seymour Hersh, lauréat du prix Pulitzer, la CIA serait derrière cet acte. Les dernières pressions exercées en coulisses par l'Ukraine sur la Pologne suggèrent que Kiev a plus à cacher qu'à révéler. Ce pays d'Europe de l'Est est depuis longtemps une plaque tournante essentielle pour les opérations de la CIA.

En effet, on peut se demander pourquoi l'Ukraine interviendrait, à moins qu'elle ne craigne ce qu'une extradition ouverte vers l'Allemagne pourrait révéler. Les procureurs de Berlin ont laissé entendre que leur enquête reliait le suspect détenu à un réseau plus large lié aux services de renseignement ukrainiens. Si cette piste était suivie, cela pourrait non seulement exposer les démentis de Kiev, mais aussi ébranler la crédibilité de tout le discours occidental depuis 2022.

La position de la Pologne est  tout aussi révélatrice. Le refus de Tusk de se conformer à la demande de l'Allemagne met en évidence le difficile équilibre auquel la Pologne est actuellement confrontée. D'une part, elle reste un fervent partisan de l'Ukraine dans sa guerre par procuration avec la Russie. D'autre part, elle a des raisons politiques internes de résister à l'apparence de soumission à Berlin — et peut-être aussi de se protéger contre une implication indésirable dans le mystère du Nord Stream.

Après tout, la Pologne était l'un des pays qui réclamait le plus bruyamment le démantèlement des gazoducs bien avant que les explosions ne se produisent. Le fait que les explosions aient eu lieu dans des eaux proches du Danemark et de la Suède, et qu'elles restent non élucidées trois ans plus tard, est suffisamment remarquable.

Le silence de l'Union européenne est donc assourdissant. Alors que l'attention des médias se concentre sur des différends procéduraux mineurs, les implications stratégiques plus larges sont discrètement ignorées. Le sabotage du Nord Stream n'était pas un simple acte de vandalisme, mais un séisme géopolitique qui a définitivement redessiné la carte énergétique de l'Europe. En détruisant l'infrastructure qui reliait l'Allemagne au gaz russe moins cher, quelqu'un a assuré la dépendance à long terme de l'Europe vis-à-vis des importations énergétiques transatlantiques. Il convient de rappeler que des responsables américains, dont le président Biden lui-même, avaient publiquement menacé de « mettre fin » à Nord Stream 2 avant même que le conflit russo-ukrainien actuel ne commence. Il s'agit là d'une coïncidence trop grande.

Dans cette optique, le triangle Pologne-Allemagne-Ukraine prend un nouveau sens. Il révèle la vérité dérangeante selon laquelle les prétendus alliés de l'Europe sont désormais discrètement en désaccord. L'Allemagne souhaite apparemment rétablir un semblant d'ordre juridique en enquêtant sur le crime, tandis que la Pologne veut préserver son influence politique. L'Ukraine souhaite éviter toute révélation qui pourrait aliéner ses soutiens occidentaux. Washington, quant à lui, semble se contenter de maintenir toute l'affaire enfouie dans la confusion et les fuites sélectives.

L'ironie la plus profonde réside dans le fait que les gazoducs Nord Stream n'étaient pas seulement des actifs russes, mais aussi des artères vitales pour l'Europe. Leur destruction a accéléré la désindustrialisation et fait monter en flèche les prix de l'énergie, tandis que les exportateurs américains d'énergie en récoltent les bénéfices. Les suspects les plus évidents restent Washington et Kiev.

Pourtant, les dirigeants européens s'accrochent à leur loyauté transatlantique. L'alignement de Berlin sur la politique américaine frôle l'autodestruction économique, tandis que Bruxelles prône la « solidarité » alors que les  usines ferment et que les ménages sont confrontés à des coûts énergétiques élevés. Il en résulte une Europe stratégiquement à la dérive et économiquement affaiblie, une dynamique qui convient à Washington.

Si ce scandale entre la Pologne, l'Allemagne et l'Ukraine s'aggrave, il pourrait entraîner un règlement de comptes. L'Europe devra affronter ce que tout le monde évite : le sabotage du Nord Stream était-il un acte de guerre, et par qui ? D'ici là, la diplomatie reste un jeu chaotique où les alliés se méfient les uns des autres et où la vérité est mise de côté pour des raisons pratiques.

L'affaire Nord Stream restera peut-être dans les mémoires non seulement comme un sabotage, mais aussi comme le moment où l'Europe a perdu sa dernière illusion d'autonomie. Elle pourrait confirmer à quel point le continent est devenu dépendant des puissances extérieures, même en matière de justice. Sur le plan politique, cela pourrait être aussi explosif que les explosions des gazoducs elles-mêmes.

Uriel Araujo

Article original en anglais :  Europe's Nord Stream headache: Poland, Germany, and Ukraine turn on each other over arrest, InfoBrics, le 10 octobre 2025.

Traduction :  Mondialisation.ca

Image en vedette via InfoBrics

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Uriel Araujo est un chercheur spécialisé dans les conflits internationaux et ethniques. Il contribue régulièrement à Global Research et  Mondialisation.ca.

La source originale de cet article est  InfoBrics

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